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Les Idoles d'argile.
LES IDOLES D'ARGILE. I La loge du concierge. Rien n'est plus doux que le spectacle d'un bonheur vrai, d'une joie sincre: le cur s'y dilate et se laisse gagner par la contagion. Sous les lambris des riches, de pareilles motions sont rares et presque toujours troubles. Le plaisir s'y mlange d'amertume, l'intrigue y verse ses poisons, les passions y effeuillent leurs soucis. On prend si volontiers l'agitation pour le contentement et l'ombre du bonheur pour le bonheur mme! Chez les pauvres gens, point de ces fictions. A quoi pourrait servir un masque quand on n'a personne tromper? Aussi leurs joies sont-elles plus relles, et en mme temps plus vives. Il en est de cela comme de leur sommeil que la fatigue rend plus profond. Ces vrits, qui ne sont, hlas! comme beaucoup d'autres vrits, ni neuves ni consolantes, n'ont d'autre but que d'expliquer certain air de fte dont se dcorait, le 20 mars 1841, une loge de concierge, situe dans le haut du faubourg du Roule. Cette loge occupait en partie le rez-de-chausse d'un avant-corps de btiment qui allait rejoindre, par des constructions latrales, un fort bel htel assis entre cour et jardin. Quoique la nuit ft venue, il tait facile de distinguer, la lueur de deux becs de gaz, un perron demi-circulaire, sur lequel s'ouvraient des salons somptueux. Mais ce ct de l'habitation demeurait alors plonge dans l'immobilit et le silence: la loge seule s'clairait de lueurs inaccoutumes et retentissait de bruits tranges. Aux ondulations ingales de la flamme on aurait pu redouter un commencement d'incendie si des armes significatifs, joints un grsillement sonore, n'eussent loign toute ide de pril et trahi; le secret de cet intrieur. Il y avait gala chez le concierge Falempin, ex-sergent aux grenadiers de la garde impriale, et, en pouse pntre de ses devoirs, madame Falempin, cantinire mrite, surveillait d'un il vigilant et humectait avec sollicitude l'un des plus beaux dindonneaux qui eussent jamais paru sur les ventaires du march de la Valle. Loin de se dprimer sous l'action du feu, les flancs de la victime semblaient s'y nourrir d'une substance nouvelle, grce au cortge des prparations et ingrdients accessoires. Il faut dire que l'art de la cuisine n'avait point de mystres pour la mre Falempin: c'tait une si brillante cole que celle de la grande-arme, quand la victoire lui tenait lieu d'ordinaire! L'ex-cantinire se rattachait ces traditions, aujourd'hui bien mconnues; elle avait peu de recettes, mais ces recettes dataient de la glorieuse poque. Personne ne rtissait comme elle; la guerre avait fait clore ce talent, et comme il s'tait exerc d'abord sur des animaux gnralement rfractaires, en Espagne sur des rats, en Russie sur du cheval, la mre Falempin, rendue aux fourneaux civils, avait abord le rt usuel en se louant et avec cette aisance que donne l'habitude de la difficult vaincue. Aussi tait-ce plaisir de voir arriver point la pice soumise en ce moment sa vieille exprience. Les tons roux s'y distribuaient d'une manire uniforme, sans interruption comme sans excs, et un parfum savoureux qui s'exhalait de l'tre tmoignait que les rsultats taient la hauteur des procds. Cette scne n'avait encore qu'un seul tmoin; il est vrai qu'il en valait mille pour la part qu'il y prenait. C'tait un gros garon de vingt-cinq ans, vtu en ouvrier, robuste d'ailleurs, bien dcoupl, haut en couleurs et de bonne mine. Pendant que la mre Falempin essuyait avec son tablier son front ruisselant de sueur et rajustait sa coiffe, d'o s'chappaient en dsordre quelques mches de cheveux gris, le jeune homme se tenait comme en arrt sous le manteau de la chemine, immobile, silencieux, livr une contemplation muette. Son il ne quittait pas la tige de fer sur laquelle le dindonneau accomplissait son volution; il suivait ce mouvement mcanique avec intrt, presque avec attendrissement. En vain la violence du feu couvrait-elle ses joues d'une couche carlate; il supportait cette preuve avec une rsignation stoque et restait son poste comme un soldat devant le canon. Le dsir brillait dans son regard, la satisfaction clatait dans ses narines panouies. Tout occupe qu'elle ft de ses prparatifs, la mre Falempin remarqua cet air, cette pose; et, secouant l'ouvrier avec un poignet digne des beaux jours de l'empire: Eh bien! Anselme, lui dit-elle, qu'est-ce que tu fais l avec tes extases? La broche se gardera toute seule, mon gars: pas besoin d'y rester de planton. Au lieu de rpondre cet appel, le jeune homme continuait tenir les yeux fixs vers l'objet de sa sollicitude. Comme il vient bien, le drle! s'cria-t-il. Pristi! comme il prend couleur! a fera un morceau de roi, ma tante. --Sensuel! rpliqua la vieille femme avec un accent de reproche o perait nanmoins l'amour-propre d'auteur. --N'empche, dit l'ouvrier, qu'il embaume, ce gaillard-l! Roi des dindonneaux, ajouta-t-il en se frottant les mains, je te promets ma pratique. Dites donc, tante, sentez-vous ce parfum? Faut que vous l'ayez joliment garni, tout de mme. A quatre pas de distance, il vous pntre: il y a de quoi boire et manger. --C'est bon, c'est bon, flatteur! reprit l'ex-cantinire en humectant de nouveau son lve. En attendant, le temps se passe et la besogne ne se fait pas. Ton oncle Csar et le pre Lalouette vont arriver, et la nappe n'est pas mise. Allons, paresseux, tire-toi de devant mes fourneaux. Il n'y a plus que les vieilles gens qui aient le cur l'ouvrage; les jeunes restent les bras croiss: c'est le monde l'envers. Ces reproches arrachrent le jeune homme ses jouissances platoniques, et, la perspective du souper lui servant d'aiguillon, il eut bientt tout dispos, tout mis en ordre, la table, le couvert, la vaisselle. Ces prparatifs venaient d'tre achevs quand les convives entrrent. C'tait d'abord le sergent Falempin, le souverain de la loge; puis son ami Lalouette, associ depuis cinquante ans ses peines et ses plaisirs. Falempin avait-il un vieux flacon vider, un bel entrecte servir sur sa table, il allait chercher Lalouette: sans lui le meilleur morceau, le vin le plus dlicat n'auraient plus eu le mme prix. De son ct, Lalouette en faisait autant, et ces deux hommes avaient ainsi vcu en mettant en commun les petits raffinements de l'existence. Cependant il, rgnait entre eux sur bien des points d'normes contrastes. Le pre Lalouette tait un petit vieillard sec, osseux, lgrement vot, tandis que Falempin, taill en colosse, tait encore droit connue un if et vert comme un chne. Lalouette avait un il bleu, plein d'intelligence et de rsolution; Falempin l'il noir, toujours dix pas devant lui, les moustaches en brosse, l'air srieux, la main prompte au salut militaire. Lalouette datait de la Bastille, o il tait entr l'un des premiers; Falempin ne remontait gure au del de Marengo. L'un ne reconnaissait que la rpublique une et indivisible, et se croyait de bonne foi en l'an 49; l'autre tait convaincu que l'univers avait t abus au sujet de Napolon, et, sans croire qu'il dt reparatre un jour la tte de cent mille ngres, il souponnait l'un de ses compagnons de captivit de s'tre fait inhumer sa place afin de mieux tromper les Anglais. Ces divers points de vue amenaient entre les deux amis des discussions frquentes, o chacun dfendait son rgime favori avec l'enthousiasme du souvenir; mais, loin de troubler leurs relations, ces petits nuages y jetaient quelque varit et en augmentaient le charme. Les convives une fois runis, le souper ne se fit pas attendre: la mre Falempin procdait en toutes choses avec une prcision militaire. On s'assit, et, comme de juste, tout fut trouv bon, exquis, cuit point. Anselme laissait les deux vieillards changer leur opinion sur la qualit des morceaux; il se contentait de les choisir avec soin et de leur rendre un hommage silencieux. Il se rglait, et mnageait ses forces comme un garon prudent, afin de fournir une plus longue carrire; il s'tait promis d'engager avec la pice capitale un duel outrance; il n'y manqua pas, et joncha de dbris ce champ de bataille. Les anciens se reposaient depuis longtemps, que le jeune homme tait encore l'uvre, s'acharnant sur les membres de la victime, et ne s'arrtant que lorsqu'il avait donn aux os le poli de l'ivoire. Pendant ce temps, les flacons circulaient et une gaiet communicative se peignait sur la figure des convives. Ah a! Falempin, dit le pre Lalouette en se ravisant, nous faisons ici une noce, une vraie noce. Rien n'y manque, soyons justes: la volaille, la salade, les beignets, le vin d'extra; un vrai festin de Balthazar! Mais en l'honneur de qui, s'il te plat? --En l'honneur de qui? dit Anselme, en s'arrachant une minute son travail de dissection. Qu'importe, si tout est bon? --Tais-toi, jouvenceau, s'cria l'ex-sergent en interrompant son neveu, la parole est aux anciens. Laisse causer Lalouette: sa question me sourit. En mme temps, il caressait sa moustache grise avec un sentiment visible de satisfaction, et adressait sa femme un regard d'intelligence. Parle, Lalouette, ajouta-t-il, les opinions sont libres. Qui, est-ce qui le chiffonne, mon garon? --C'est bien simple, rpondit le vieillard; je vois ici tous les apprts d'une fte, et je ne sais pas quel est le saint? --Tu ne l'as pas devin, Lalouette? bien-sr? dit Falempin en insistant. --Devin! est-ce que je suis sorcier? rpliqua avec un peu d'impatience le vieux dmocrate. --C'est bon, camarade, oh va t'aider, poursuivit le sergent. Quel est le quantime aujourd'hui? voyons, un effort de mmoire! --Parbleu! le 20 mars! a n'est gure malin, dit le vieillard. --Le 20 mars, Lalouette, le 20 mars! s'cria l'ancien militaire avec une motion que la mre Falempin se mit partager en la poussant jusqu'aux larmes. Le 20 mars! songes-y donc! --Ah! j'y suis, rpondit le vieillard en se frappant le front; c'est encore ton empereur; j'aurais d m'en douter. Il t'a jet un sort, cet homme; Voyons, mre Falempin, ne pleurez pas comme une Madeleine; a n'a pas le moindre bon sens. Que diable! il ne lui a rien manqu, votre Napolon. On vient de le renterrer, il n'y a pas quatre mois; c'est un honneur qui n'est pas commun! Deux millions de tentures, excusez du peu! Encore si c'tait un homme sans reproche... L'ex-sergent, qui, pour se mettre l'unisson des sanglots de sa femme, tenait sa tte mlancoliquement baisse, la releva ce dernier propos en portant vivement la main sa moustache. Lalouette, dit-il, Lalouette, plus un mot, ou nous nous fchons. Des reproches l'empereur! gardons cela pour la rpublique, vieux. --N'empche, Falempin, que ton Bonaparte nous a escamot les droits de l'homme en brumaire. --Et qu'il a bien fait, Lalouette! Vous me les meniez grand train, les droits de l'homme: l'chafaud en permanence. Le dbat, commenc sur ce ton et aliment par quelques verres de vin vieux, aurait pu devenir trs-vif, si Anselme, jusque-l impassible, n'y et fait une diversion imprvue. Le gros garon avait achev son souper et bu ses trois bouteilles de Beaugency; il pouvait donc se mler l'entretien sans proccupation ni regrets. Quand il vit que la discussion s'chauffait, il intervint. Eh bien! dit-il, que se passe-t-il ici? On va s'gorger pour des misres. Deux hommes d'ge, fi donc! Encore, si vous vous passionniez pour quelque chose qui en valt la peine! Ces paroles suffirent pour changer l'tat des esprits. D'un coup d'il les deux amis se pardonnrent un moment d'effervescence; on et dit qu'ils sentaient le besoin de se rallier en prsence d'un ennemi commun. Aussi se rcrirent-ils l'envi contre les expressions peu rvrencieuses dont venait de se servir Anselme: Soyons calmes, rpliqua celui-ci sans rien perdre de son sang-froid, et surtout ne nous fchons pas. La cervelle a t donne l'homme pour qu'il s'en serve. Raisonnons donc, mes anciens. A vous d'abord, mon oncle! c'est l'empereur qui vous passionne, n'est-ce pas? Ma pauvre tante l'a-t-elle assez pleur, son empereur? --Si c'est mon plaisir, vaurien! s'cria la mre Falempin, qui essuyait silencieusement ses larmes. Le vieux soldat se contenait peine. Parbleu! je le sais par cur votre empereur, poursuivit Anselme s'animant peu peu; vous m'avez assez souvent racont les douceurs dont vous lui tes redevable ce grand homme. Peste! quel bienfaiteur! quel ami! Dites donc, mon oncle, en avez-vous eu des jouissances de son temps! Quelles noces! quelles bombances, dites! --Va toujours, rpliqua sourdement le grognard, va ton train, garnement. --Non, c'est inou, continua Anselme, combien d'avantages il faut mettre en ligne de compte. Vous l'avez beaucoup aim, beaucoup regrett, mais vous lui devez encore du retour. Primo d'abord, il vous a fait coucher la belle toile pendant quinze ans, tantt sur la neige, tantt dans la boue des chemins? Ensuite il vous a oblig vous serrer perptuellement le ventre faute de pouvoir faire un bon repas, sans compter les siges o vous absorbiez des ctelettes de mulet et des aloyaux de jument. En voil de la chance! --Mais si nous l'aimions ainsi, clampin? cela ne faisait du tort personne, dit Csar. --Faut: tre juste, reprit Anselme; il vous fournissait l'orchestre au son duquel vous dansiez tous les jours. Quels rigodons perptuels! Il en restait bien quelques-uns sur le carreau; mais les autres, les autres en avaient-ils du plaisir! --Est-ce tout, Anselme? --Bah! mon oncle, et la solde! toujours arrire la solde! Il faut croire que vous aimiez lui faire crdit cet homme. --Sans doute, dit l'ex-sergent, que l'impatience gagnait; mais passons autre chose, Anselme. J'ai mon lot: maintenant, Lalouette; tu dois avoir aussi une gamme lui chanter. --Au rpublicain? dit le jeune homme; je le crois, pardieu, bien! il a pris la Bastille, le pre Lalouette; c'est joli pour un homme qui n'n fait pas son tat: Aussi comme cela lui a russi! Comme il en a t pay! La rpublique n'est pas ingrate; elle lui rendu la monnaie de sa pice! Quelles ripailles! quel torrent de jubilation! En voil un temps o le peuple franais avait douze plats manger par jour! --Veux-tu te taire, mcrant! s'cria le vieillard indign; Ne calomnie pas ce que tu ne peux comprendre. --Silence, Lalouette, dit Falempin en contenant son ami, silence, au nom du ciel! Laisse parler ce jeune gars; il y a du bon dans ce qu'il dbite. Nous sommes vieux, mais on profite. -- la bonne heure; reprit Anselme; voil que mon oncle devient philosophe. Vous le deviendrez aussi, pre Lalouette. Au fait, que vous a-t-elle valu votre rpublique? Vous l'avez dit cent fois: la famine, le maximum, les assignats. Il est vrai que, pour vous indemniser, vous aviez les droits de l'homme. Comme c'est substantiel! --Et la libert, malheureux! dit le vieillard, dont l'il tincelait, la libert que tu blasphmes! --L libert de mourir de faim, rpondit Anselme avec un sourire ironique. --Et la gloire! s'cria l'ex-sergent d'une voix tonnante, la gloire, qu'en fais-tu donc? --La gloire, de se faire casser la tte pour l'ambition de quelques hommes, rpliqua Anselme sans se dconcerter. Csar Falempin n'avait jusqu'alors matris son irritation qu' l'aide d'efforts surhumains. Les tons de son visage passaient graduellement du pourpre au violet. Concentre plus longtemps, la colre l'et touff; ses yeux lanaient des clairs, ses narines frmissaient comme dans un jour de bataille. Enfin, il clata: Tu l'entends, Lalouette, tu l'entends ce fils du sicle. Eh bien! voil les modernes. Ils ont mis l'estomac la place du cur: hors du ventre, rien ne les touche! Combien cela rend-il? c'est leur premier et dernier mot. Mon vieux, crois-moi, nous avons trop vcu; ceux qui sont morts dans le feu de la chose ont eu raison. Pour assurer notre pays, toi la libert, moi la gloire, nous avons souffert mille morts, endur mille privations; tout cela est en pure perte. Ce sont des guenilles dont la gnration actuelle ne veut plus. Nos enfants rpudient notre hritage, Lalouette; ils le vendront peut-tre pour une cuelle de soupe. L'ex-sergent de la garde aurait sans doute poursuivi sa priode et donn un cours plus tendu son indignation, si un double coup de fouet n'eut retenti la porte de l'htel. A cette heure! s'crie-t-il en s'lanant hors de la loge, une voiture cette heure! Qui cela peut-il tre? II Un intrieur. Les portes de l'htel s'ouvrirent devant un cabriolet d'une coupe lgante et attel d'un fort bel alezan. Un homme en descendit, gravit rapidement le perron, traversa le vestibule avec l'aplomb d'un habitu, et prcdant les valets, alla droit vers un petit salon d'hiver o se tenait la famille. Trois personnes s'y trouvaient runies: une jeune personne, assise devant un piano et tirant du clavier des gammes brillantes; un vieillard envelopp d'une robe de chambre et demi englouti dans un fauteuil; enfin, une femme belle encore quoiqu'elle n'et plus l'clat de la jeunesse. Depuis que le roulement du cabriolet avait dnonc l'approche d'une visite, cette femme contenait mal son motion, tandis que le vieillard levait vers elle, la drobe, un regard pntrant que voilaient d'pais sourcils. L'apparition du nouveau, venu fit seule une diversion cette scne muette: M. Jules Granpr, dit un valet en annonant. --Ah! c'est M. Granpr, s'empressa de dire celle qui semblait tre la dame du logis. Asseyez-vous, monsieur; vous prendrez, le th avec nous, n'est-ce pas? Le visiteur salua tout son monde avec une aisance parfaite et ajouta: Madame la baronne m'excusera si je me prsente si tard chez elle: je n'ai pas voulu laisser s'couler la journe sans venir chercher moi-mme des nouvelles de la sant du gnral. Au lieu de se montrer sensible cette attention, le vieillard se retourna du ct de la chemine, o brillait un feu clair et vif; il allongea la main pour se saisir des pincettes; puis comme son bras engourdi semblait se refuser ce service, il retomba, dans son fauteuil et s'affaissa sur lui-mme avec un geste de tristesse et de dcouragement. Ce mouvement n'chappa ni au nouveau venu ni la matresse de la maison: ils changrent un regard rapide, aprs quoi, s'adressant la jeune personne, qui avait quitt son piano, cette dernire ajouta: Petite, veux-tu donner des ordres pour qu'on nous serve le th? On n'oubliera pas l'infusion pour ton pre; veilles-y, mon enfant. La jeune fille sortit, et le vieillard parut dsormais tranger ce qui se passait autour de lui. Cependant l'entretien ne s'animait gure entre les deux interlocuteurs; rien d'intime, rien qui sortt de la sphre des mille propos que l'on change dans le monde. Aussi, au lieu de s'y arrter; vaut-il mieux jeter un coup d'il sur les personnages qui vont figurer dans ce rcit, et en fixer la position au moment o il commence. Ce vieillard, alors plong dans un assoupissement presque lthargique, avait t l'un des plus brillants, l'un des plus intrpides officiers des armes de l'empire. Napolon l'avait distingu en le voyant l'uvre, et par un avancement rapide lui avait prouv le cas qu'il faisait de lui. Il tait fils de cultivateurs et se nommait Dalincour. L'appel aux armes qui retentit en 1792 vint, le surprendre dans ses montagnes et pntrer son cur d'un sentiment nouveau. Dalincour avait alors dix-huit ans, une sant de fer, un courage d'instinct; il n'hsita pas, fit un paquet de ses hardes, le mit au bout de son bton de ptre, embrassa sa vieille mre, et alla s'enrler dans l'arme de Dumouriez. Il tait, quelques semaines aprs, aux dfils de l'Argonne, o il reut, avec le baptme du feu, une blessure qui le retnt un mois aux ambulances. Depuis ce temps jusqu'en 1813, Dalincour ne connut pas le repos; il passa par tous les grades avant d'arriver celui de gnral, et fit toutes les campagnes de la rpublique, du consulat et de l'empire. Lorsque Napolon, par un de ces vertiges que causent les fumes du pouvoir, voulut reconstituer autour de lui une noblesse, Dalincour ne fut pas oubli et obtint un titre en rapport avec son grade; il devint baron, ce qui ne l'empcha pas de rester, bon soldat. Il aurait sans doute pouss le dvouement jusqu'au bout et assist, le sabre au poing, la double agonie de l'empire, si, aux affaires de Leipzig, une balle partie des rangs de nos allis les Saxons, ne l'et mis hors de combat et laiss pendant prs de dix-huit mois entre la vie et la mort. Tomb au pouvoir de l'ennemi et recueilli dans une maison allemande, il ne fut sauv que par miracle et force de soins. Quand il revint en France, les Bourbons venaient d'tre, pour la seconde fois, rintgrs sur le trne. On manquait d'officiers suprieurs; les vnements en avaient compromis un si grand nombre, qu'on ne savait o en recruter. Dalincour devait sa blessure de n'avoir pris aucune part aux derniers conflits; le nouveau ministre de la guerre jeta les yeux sur lui; on lui rendit son grade, en le nommant pair de France. Peut-tre, le soldat de Napolon aurait-il refus cet honneur si une affection secrte n'et alors domin sa pense. Ses htes de Leipzig avaient une fille, une adorable enfant, qui avait eu pour le bless les attentions d'une sur. Dalincour lui devait la vie, il le sentait: c'tait une dette de cur que couronnait un sentiment plus tendre. Il tait jeune encore, beau, bien fait, et sa figure expressive semblait s'tre embellie d'une balafre qui la dcorait. Jamais dans le cours de ses campagnes, il n'avait song au mariage; la carrire nomade lui semblait incompatible avec les douceurs de la vie domestique. Mais alors la paix tait venue, et avec elle le repos du foyer. Plus rassur sur l'avenir, il pouvait contracter cette union rve: cette considration fut dcisive, il accepta tout du gouvernement nouveau. Le mariage eut lieu. Hlas! les joies en furent courtes: quatre ans aprs, la baronne Dalincour expirait en donnant le jour une fille. Longtemps le gnral fut inconsolable; les caresses mmes de son enfant ne cicatrisrent pas la plaie de son cur. Le temps seul, avec son action lente et sourde, parvint adoucir ce sombre regret. Emma--ainsi se nommait sa fille--grandissait, et par le son de la voix, la grce et l'harmonie des traits, rappelait sa mre et des jours de bonheur trop vite envols. Douze ans se passrent ainsi, pendant lesquels le gnral parut absorb dans l'affection qu'il portait sa fille: ce sentiment semblait lui suffire. L'ge, d'ailleurs, arrivait; il touchait la soixantaine. Ce n'est pas que l'on pt remarquer aucun affaiblissement dans ses facults, aucun dchet dans cette vigueur qui l'avait sauv de tant d'preuves. C'tait, cette poque de sa vie, un fort beau vieillard, d'un air la fois mle et doux, ayant l'il vif, le jarret alerte, et cachant mal sous ses cheveux blancs les gots aventureux de la jeunesse. Ce fut l ce qui devait le perdre et empoisonner ses derniers jours. Grce quelques spculations, conduites coup sr et l'ombre de son manteau de pair Dalincour tait devenu fort riche; on parlait de sa fortune comme de l'une des plus belles et des plus rapides qui se fussent faites depuis la restauration. A ces bruits, quelques cupidits s'veillrent, et il se trama autour de lui un complot dont les mailles l'enlacrent peu peu. Un jour d'automne, dans l'une des alles de son parc, il rencontra une personne assez jeune encore et d'une grande beaut; elle tait seule, et comme si elle et rougi, d'tre surprise, elle disparut travers les taillis comme une biche effarouche. Le gnral voulut la suivre; ses jambes le trahirent en chemin, il la perdit de vue: Cette aventure le proccupa; il ne voulut pas en avoir le dmenti, alla aux informations, et apprit que son Atalante habitait un chteau voisin et appartenait la famille des Valigny, bonne noblesse de province. On devine ce qui s'ensuivit; la curiosit, puis un got assez vif s'en mlrent. Du ct des Valigny, on leva des obstacles qui ne faisaient qu'irriter les dsirs du vieillard. Chaque pige tait si bien tendu, si adroitement calcul, que le baron n'en vita aucun, et aprs six mois de ngociations, vingt fois rompues, vingt fois reprises, mademoiselle lonore de Valigny devint baronne de Dalincour, deuxime du nom. lonore tait d'une beaut remarquable, mais de cette beaut svre, presque imprieuse, qui ne parle qu'aux yeux et laisse le cur froid. En acceptant la main d'un vieillard, elle avait fait un calcul, rien de plus. Sans fortune, elle s'tait vue ddaigne dans la premire fleur de la jeunesse et quand ses charmes brillaient de tout leur clat; son cur tait sorti ulcr de cette preuve, et il en tait rsult chez elle une haine sourde et profonde contre les hommes. Vingt-cinq ans sonnrent, et le dsespoir acheva ce que le dpit avait commenc. Ne pouvant plus prtendre au bonheur, elle chercha autour d'elle une victime: le baron obtint la prfrence. Cette grande fortune allait, entre ses mains, devenir un instrument, un moyen: maltraite du ct du cur, elle pourrait du moins satisfaire sa vanit, et son tour craser de ses ddains ces hommes qui l'avaient mconnue. peine arrive Paris, la nouvelle baronne de Dalincour mit ses projets excution, et ralisa ses rves avec une persvrance infatigable. Le gnral ne fut pas longtemps s'apercevoir qu'il avait pris un matre; n'essaya de lutter, mais ce fut en vain. Il trouva chez lonore de telles ressources d'imagination, un si complet arsenal de ruses, tant de fermet unie tant de souplesse, qu'il usa ses forces dans cette lutte et fut oblig de cder. Peu de mois aprs son mariage, M. Jules Granpr devint l'ami de la maison, et le baron, depuis ce temps, s'tait vu contraint de subir cette intimit, qui inondait son cur d'amertume et se rage. M. Jules Granpr n'tait pas ce que l'on, peut appeler un jeune homme; il avait alors quarante ans, comme lonore en avait trente; mais, en garon qui voit le monde et sait le prix des avantages extrieurs, il avait su conserver presque tous les attributs de la jeunesse: de beaux cheveux, de belles dents, une taille svelte, un teint frais et color. Sans tre remarquable, sa physionomie; avait quelque chose de fin et d'ironique, et ses traits, quoique irrguliers, ne manquaient pas de dlicatesse. La carrire tait, du reste, assortie l'individu: Jules Granpr tenait la finance et surtout au palais de la Bourse. Ses dbuts n'avaient pas t compltement heureux. peine mancip, il s'tait jet, l'tourdie; dans le jeu des effets publics et y avait dvor son petit patrimoine. Depuis lors, il poursuivait sa revanche, et ses premiers efforts n'avaient abouti qu' une promenade assez prcipite en Belgique. L'affaire s'tait arrange pourtant, non sans quelque dommage pour l'honneur du fugitif. Enfin, grce la baronne, il avait pu sortir de la position secondaire que, qu'alors, il avait occupe, abandonner la coulisse, o vgtent les joueurs obscurs, et devenir l'un des croupiers en titre de ce tapis vert que l'on nomme la Bourse. Il venait d'acheter une part dans un office, et tait ce que l'on nomme en termes techniques un quart d'agent de change. Cela pouvait passer pour une position sociale. Ainsi lonore avait pris sa revanche, et tous ses plans haineux se trouvaient raliss. Peut-tre le succs l'avait-il mieux servie qu'elle n'et os l'esprer. Sous le coup d'une lutte constante, la sant du baron s'tait profondment altre. La sourde amertume qui le dvorait usa chez lui les ressorts de la vie. Il voyait sa fille, son Emma, la merci d'une martre, d'une femme sans cur comme sans pudeur; il eut peur de ne pas vivre assez longtemps pour pouvoir la dfendre, et de l'abandonner comme une proie cette dangereuse tutrice. Ces sentiments qu'il comprimait, cette crainte qui l'obsdait, dterminrent une crise: le baron fut frapp d'apoplexie. On le secourut temps; il en rchappa. Mais cette secousse avait altr les sources de la vie et de l'intelligence: c'tait dsormais un' enfant, sans puissance pour le bien; une partie du corps restait paralyse, le cerveau n'y tait plus, et la langue le servait mal. Deux sentiments seuls avaient survcu ce grand naufrage: la haine de sa femme et de son complice, l'amour de son enfant. Au moment o il semblait compltement teint, plus d'une fois l'il du vieillard s'anima pour lancer des clairs de colre ou exprimer la tendresse la plus affectueuse. Tels taient les personnages que runissait le salon du faubourg du Roule. On servit le th, et Emma apporta elle-mme la tasse o son pre devait boire. En la voyant ses cts, le vieillard releva la tte avec une motion, visible et lui baisa la main avec une joie d'enfant: Buvez, papa, dit la jeune fille, c'est moi qui l'ai prpar. --Oui, mon enfant, oui, rpliqua le vieillard en la dvorant du regard, oui, tu es un ange. Pendant ce temps, Granpr avait pris part la baronne, et lui disait, de manire n'tre entendu que d'elle seule: A demain, entre une heure et deux; j'ai des choses trs-importantes vous dire. Il tait tard, on se spara: les portes de l'htel se fermrent; et une demi-heure aprs, Csar Falempin, affubl d'un bonnet qui n'tait pas celui d'un grenadier de la garde, allait s'introduire dans la couche o reposait dj sa chaste moiti, quand un bruit sec frapp au carreau de sa vitre attira son attention. Qu'est-ce donc? dit-il; nous sommes au soir des surprises. Est-ce qu'il y aurait des voleurs dans la cour? Ils s'adressent bien. Il ouvrit la porte, et y trouva son pauvre matre qui s'tait tran jusque-l en s'aidant de deux cannes. Vous ici, mon gnral? mais vous avez donc la fivre chaude? --Chut! Csar! chut! rpliqua le vieillard; on nous entendrait! Viens me trouver demain sept heures; n'y manque pas. --Oui, mon gnral, oui, j'irai. --N'y manque pas, Csar, ajouta le baron en articulant pniblement ces paroles. C'est trs-essentiel. Ses forces le trahissaient. Falempin le prit dans ses bras et le porta jusque dans sa chambre. Tout le monde dormait dans la maison; personne ne s'tait aperu de la sortie du pauvre infirme. III Le gnral et le sergent. La visite furtive que le gnral avait faite son concierge n'tait pas l'acte d'un enfant ni d'un insens. Depuis que les ravages du mal l'avaient rendu incapable d'exercer dans sa maison un commandement suivi, le vieillard tait devenu l'objet d'une surveillance assidue et d'une tutelle intolrable. Ses moindres pas, ses paroles; ses gestes mme taient soumis un espionnage rgulier; on ne souffrait personne autour de lui, on cartait tous ses amis. Ds le jour o son cerveau fut atteint, les valets comprirent qu'ils avaient chang de matre; ils n'obirent dsormais qu' la baronne. L'un d'eux fut affect au service du malade, et, sous le prtexte des soins qu'exigeait son tat, il reut l'ordre de s'carter le moins que possible de son fauteuil. C'tait une servitude odieuse au valet. Il en rsultait de la mauvaise humeur, d'une part, et de l'autre ces petites vengeances sourdes qui sont les reprsailles de la domesticit. Le pauvre infirme avait la conscience de son tat. Le sort, en frappant son intelligence, s'tait montr assez cruel pour ne pas l'anantir tout entire. Plus d'une fois, dans le silence de la nuit, libre et seul enfin, il se rpandit en larmes amres; souvent aussi, il eut des penses de rvolte qui toutes dgnraient en dfaillances profondes. Ce fut une de ces inspirations qui lui donna la force de tromper ses surveillants et d'aller frapper la porte de Csar Falempin. Si le premier mouvement du digne concierge fut de la surprise, le second eut tous les caractres de l'embarras. Les consignes svres de la baronne s'taient tendues jusque sur la loge: Falempin les avait reues et excutes jusqu'alors en soldat, dans toute leur rigueur. Il s'agissait donc d'une infraction la discipline; pour un ancien, le cas tait grave. Csar en eut le sommeil troubl. Comme tous les gens de l'htel, il croyait que le gnral n'avait plus sa tte; sa promenade nocturne notait ds lors ses yeux qu'une lubie. Fallait-il pousser ......Buy Now (To Read More)
Ebook Number: 47987
Author: Reybaud, Louis
Release Date: Jan 16, 2015
Format: eBook
Language: French
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